Sophie et Philippe se rencontrent au Quartier Latin. Amis, ils ne s’étaient pas vus depuis un
moment. Philippe est physicien, et vient d’être recruté au CNRS. Sophie est doctorante en
sociologie des sciences. Ils vont prendre un pot.
Philippe. Alors, que deviens-tu ?
Sophie. Eh bien je travaille sur ma thèse et justement, je voulais te voir pour en parler.
Phi. Oh moi, tu sais, les sciences sociales…
So. Rassure-toi, ce n’est pas comme conseiller mais comme objet d’études que j’ai
besoin de toi.
Phi. Je ne sais pas si ça me rassure, car je ne comprends pas bien en quoi je peux t’être
utile. Quel est donc le sujet de ta thèse ?
So. C’est la notion de vérité dans les sciences physiques contemporaines.
Phi. Ce n’est pas plutôt de la philo, ça ? De l’épistémologie ?
So. Evidemment, cela y touche, mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la notion
abstraite de vérité que la façon dont elle est élaborée, vécue et utilisée dans la
pratique collective des physiciens. C’est là-dessus que je veux t’interroger
longuement un jour — si tu l’acceptes.
Phi. Mais que pourrais-je te répondre? La vérité, nous la cherchons, et parfois nous la
trouvons. Qu’y a-t-il d’autre à dire ?
So. Eh bien, il faudrait pour commencer que tu m’expliques ce qui vous convainc que
vous l’avez trouvée, cette vérité.
Phi. Tu m’inquiètes. Je pressens dans ton questionnement un certain relativisme à la
mode, selon lequel il n’y aurait pas de vérité scientifique absolue. Nombre de tes
collègues ne pensent-ils pas que les résultats de la recherche scientifique dépendent
du contexte social et culturel et n’ont pas de validité intrinsèque ?
So. Je crains quant à moi que tu ne confondes le relativisme, qui existe certes mais
n’est guère répandu ni menaçant en France en tout cas, avec le constructivisme
épistémique, qui met en évidence les conditions dans lesquelles s’opère le travail
scientifique et qui le contraignent.
Phi. Tu peux être plus précise ? En quoi la validité d’une théorie ou le résultat d’une
expérience pourraient-ils dépendre de ces conditions ?
So. Je sais que tu travailles en physique des particules et fais partie de l’équipe du
CERN qui a mis en évidence le fameux boson de Higgs. Or, pour que vous puissiez
effectuer cette expérience, il a bien fallu construire l’accélérateur LHC et ses
détecteurs gigantesques, ce qui a coûté quelques milliards d’euros, non ? Et la
décision de mener à bien ce projet n’a-t-elle pas dû être prise au plus haut niveau de
la responsabilité politique de plusieurs pays européens, c’est-à-dire en dehors des
institutions scientifiques elles-mêmes ?
Phi. Certes, mais le boson de Higgs existe bel et bien, indépendamment des
institutions, des humains et des machines qui ont permis sa découverte !
So. Mais imagine que la décision de construire le LHC n’ait pas été prise, il y a déjà
plus de vingt ans. Cette vérité, « le boson de Higgs existe », n’en serait pas une
aujourd’hui, et ce, pour des raisons politiques et non pas épistémologiques. Est-ce
inconcevable pour toi ?
Phi. Il est vrai que les Américains qui étaient eux aussi partis à la recherche du Higgs,
ont abandonné leur projet SSC d’accélérateur géant dès 1993 — non sans avoir
dépensé 2 milliards de dollars, en vain donc — le Congrès états-unien ayant estimé
que le jeu n’en valait pas la chandelle.
So. Tu m’accordes donc que le cadre social dans lequel la science contemporaine
travaille délimite assez sévèrement le champ des vérités qui lui sont accessibles ? Et
nous ne parlons ici que de physique. Mais nos collègues biologistes ont des
exemples encore bien plus convaincants, montrant comment les intérêts des
multinationales de la pharmacologie contraignent les possibilités de recherche dans
les sciences de la vie.
Phi. Soit, mais conviens à ton tour que, si le « champ des vérités accessibles », comme
tu dis, est ainsi restreint, cela ne disqualifie en rien le statut de vérité des résultats
obtenus dans ce champ.
So. Je ne souhaiterais pour rien au monde avoir l’air de mettre en cause l’intérêt et la
qualité générale des résultats de la science contemporaine, mais je voudrais
comprendre, sans plus revenir sur la question des contraintes externes, politiques,
économiques, etc., la nature profonde de vos convictions intimes, à vous physiciens,
quant à la véracité de vos conclusions.
Phi. Si je te suis bien, ta thèse de sociologie brasse à la fois de la politique, de
l’économie et maintenant de la psychologie ?
So. Brasser, c’est trop dire, mais y toucher certes. Comment veux-tu isoler une
science sociale et humaine des autres ? On ne peut séparer la sociologie des domaines
adjacents, même si elle a ses propres méthodologies.
Phi. Ah tiens, parlons-en, de méthodologie ! Pour mettre en évidence le boson de
Higgs, nous avons étudié des centaines de milliers de milliards de collisions entre
particules, et fait des analyses statistiques d’une précision et d’une sophistication
extrêmes. Et toi, tu vas aller interroger, quoi, quelques dizaines de physiciens au plus
et en tirer des conclusions ? Mais quel sera le degré de fiabilité de ton
argumentation ?
So. Si tu veux me faire dire que nos démarches, dans les sciences sociales et
humaines, n’ont pas la rigueur et l’exactitude de celles de la physique, j’en conviens
bien volontiers. Mais ne vois-tu pas que nous étudions des objets d’une complexité
incommensurablement plus grande les vôtres ? Un groupe humain est d’une richesse
sans commune mesure avec un ensemble d’électrons. Pas étonnant que des outils
aussi précis et donc aussi fragiles que les vôtres soient inadaptés : tu ne peux équarrir
un tronc d’arbre avec un scalpel !
Phi. Dont acte.
So. Je veux revenir à ma question centrale : qu’est ce qui te fait accepter l’existence du
boson de Higgs comme une vérité certaine ? On dit souvent que le test ultime de la
vérité scientifique est la reproductibilité d’une expérience. Pourtant, me trompé-je ou
bien votre expérience n’a-t-elle pas été refaite ?
Phi. Non, cela reviendrait bien trop cher de dupliquer une manip aussi lourde et
longue.
So. Tu vois donc qu’un critère classique de la vérité scientifique n’est plus valide, et
je pense que cela est vrai dans la plupart des expériences de science lourde ?
Phi. Oui, certes.
So. Ce qui veut dire que la science telle que vous la faîtes maintenant est fort
différente de celle, mettons, du dix-neuvième siècle et que la plupart des discours
que l’on tient sur elle et des représentations qu’on s’en fait, y compris chez les
chercheurs, ne sont plus guère adaptées à sa réalité. Ne crois-tu pas qu’il serait
nécessaire, pour mieux maîtriser et orienter le développement de la science
contemporaine, de mieux connaître la façon dont elle a évolué ?
Phi. Ah, c’est l’histoire des sciences à quoi tu me convies maintenant. Pourquoi pas.
Mais pour en revenir à la question de la vérité, il y a heureusement bien d’autres
critères que la reproductibilité qui nous font accepter la validité d’un résultat.
So. A savoir ?
Phi. Eh bien , le fait que ce résultat confirme une prédiction théorique, ce qui est bien
le cas pour le boson de Higgs.
So. Alors, cela veut dire qu’un résultat non prévu sera plus difficile à accepter ?
Phi. Oui, et c’est normal. On peut prendre l’exemple de l’annonce en 2012 par une
équipe de collègues du CERN de neutrinos supraluminiques, assez rapidement
démentie. Ce cas montre bien l’efficacité des mécanismes de correction de la science
actuelle et conforte notre confiance en sa véracité.
So. Il n’empêche que, pendant des mois, nombre de physiciens y ont cru à ces
neutrinos, et que des centaines d’articles théoriques ont été publiés pour tenter
d’expliquer un phénomène qui n’existait pas. Ce qui m’intéresse est justement
d’analyser ces effets de croyance : pourquoi et comment certains ont-ils acquis
suffisamment de conviction pour s’engager dans cette voie ?
Phi. Mais l’attrait de la nouveauté, je dirais même le goût du risque ! L’enjeu était
révolutionnaire et d’aucuns ont estimé que cela valait vraiment la peine de se lancer
dans cette aventure. Je t’accorde d’ailleurs que le défi n’était pas seulement
scientifique, mais que des considérations de compétition professionnelle, de notoriété
publique, d’accès aux financements, ont joué un rôle important.
So. Eh bien, c’est toi qui te mets à sociologiser maintenant ! Mais j’ai encore un autre
type de questionnement sur lequel il faudra que nous revenions plus longuement.
Voilà : une vérité scientifique, ce n’est pas une idée pure, c’est un énoncé concret, mis
en mots, même si, en physique en tout cas, il peut reposer sur un formalisme
mathématique sous-jacent. Je me trompe ?
Phi. Non, bien sûr, même quand nous discutons d’un développement mathématique
très sophistiqué, nous parlons !
So. C’est là que je veux en venir : comment jugez-vous de l’adéquation entre les
termes que vous utilisez et leur contenu conceptuel ?
Phi. Je t’avoue que nous ne nous posons guère la question en général, puisque,
justement, l’arrière-plan formel définit la référence du mot utilisé et garantit sa
signification.
So. « Garantit », tu en es certain ? Quand vous utilisez des termes aussi concrets que
« supercordes », « trous noirs » ou « big bang », peux-tu m’assurer que le statut
métaphorique de ces expressions ne contamine pas le sens que vous leur accordez ?
Quand on constate les incompréhensions et malentendus que sème l’emploi
médiatique de ces images, on ne peut que se demander, excuse-moi de paraître
outrecuidante, si vous n’êtes pas vous-même quelque peu victimes de vos abus de
langage ?
Phi. Alors maintenant tu veux m’entraîner du côté de la linguistique ? Mais, oui, je
veux bien en reparler avec toi un jour. J’ai effectivement constaté que certains de ces
termes avaient une charge sémantique qui pesait parfois sur mes propres
représentations.
So. Alors merci d’accepter d’être l’un de mes cobayes. On prend rapidement rendezvous
pour une séance de travail ?
Phi. C’est d’accord et d’ici là je vais repenser à tout ça. Tu sais, je me dis au fond que
les institutions scientifiques, tant les universités que le CNRS, exploitent bien mal
leur pluralité. Tout le monde parle d’interdisciplinarité comme si c’était une panacée
universelle dès qu’un thème de recherche est un peu complexe, mais les résultats
sont assez maigres pour ce que j’en sais. Peut-être faudrait-il s’y prendre bien plus en
aval, et, au niveau même de la formation des scientifiques, que ce soit dans les écoles
doctorales, dans les journées d’accueil des chercheurs entrants ou dans des stages de
perfectionnement, organiser des rencontres et échanges systématiques entre
chercheurs en sciences humaines et sociales…
So. …et chercheurs en sciences inhumaines et asociales ! Pardon… Mais en voilà une
idée qu’elle est bonne. Si on élaborait un peu ce projet ?
Jean-Marc Lévy-Leblond, Paru dans VRS (La Vie de la recherche scientifique), n° 399, décembre 2014, pp. 19-‐20)
moment. Philippe est physicien, et vient d’être recruté au CNRS. Sophie est doctorante en
sociologie des sciences. Ils vont prendre un pot.
Philippe. Alors, que deviens-tu ?
Sophie. Eh bien je travaille sur ma thèse et justement, je voulais te voir pour en parler.
Phi. Oh moi, tu sais, les sciences sociales…
So. Rassure-toi, ce n’est pas comme conseiller mais comme objet d’études que j’ai
besoin de toi.
Phi. Je ne sais pas si ça me rassure, car je ne comprends pas bien en quoi je peux t’être
utile. Quel est donc le sujet de ta thèse ?
So. C’est la notion de vérité dans les sciences physiques contemporaines.
Phi. Ce n’est pas plutôt de la philo, ça ? De l’épistémologie ?
So. Evidemment, cela y touche, mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la notion
abstraite de vérité que la façon dont elle est élaborée, vécue et utilisée dans la
pratique collective des physiciens. C’est là-dessus que je veux t’interroger
longuement un jour — si tu l’acceptes.
Phi. Mais que pourrais-je te répondre? La vérité, nous la cherchons, et parfois nous la
trouvons. Qu’y a-t-il d’autre à dire ?
So. Eh bien, il faudrait pour commencer que tu m’expliques ce qui vous convainc que
vous l’avez trouvée, cette vérité.
Phi. Tu m’inquiètes. Je pressens dans ton questionnement un certain relativisme à la
mode, selon lequel il n’y aurait pas de vérité scientifique absolue. Nombre de tes
collègues ne pensent-ils pas que les résultats de la recherche scientifique dépendent
du contexte social et culturel et n’ont pas de validité intrinsèque ?
So. Je crains quant à moi que tu ne confondes le relativisme, qui existe certes mais
n’est guère répandu ni menaçant en France en tout cas, avec le constructivisme
épistémique, qui met en évidence les conditions dans lesquelles s’opère le travail
scientifique et qui le contraignent.
Phi. Tu peux être plus précise ? En quoi la validité d’une théorie ou le résultat d’une
expérience pourraient-ils dépendre de ces conditions ?
So. Je sais que tu travailles en physique des particules et fais partie de l’équipe du
CERN qui a mis en évidence le fameux boson de Higgs. Or, pour que vous puissiez
effectuer cette expérience, il a bien fallu construire l’accélérateur LHC et ses
détecteurs gigantesques, ce qui a coûté quelques milliards d’euros, non ? Et la
décision de mener à bien ce projet n’a-t-elle pas dû être prise au plus haut niveau de
la responsabilité politique de plusieurs pays européens, c’est-à-dire en dehors des
institutions scientifiques elles-mêmes ?
Phi. Certes, mais le boson de Higgs existe bel et bien, indépendamment des
institutions, des humains et des machines qui ont permis sa découverte !
So. Mais imagine que la décision de construire le LHC n’ait pas été prise, il y a déjà
plus de vingt ans. Cette vérité, « le boson de Higgs existe », n’en serait pas une
aujourd’hui, et ce, pour des raisons politiques et non pas épistémologiques. Est-ce
inconcevable pour toi ?
Phi. Il est vrai que les Américains qui étaient eux aussi partis à la recherche du Higgs,
ont abandonné leur projet SSC d’accélérateur géant dès 1993 — non sans avoir
dépensé 2 milliards de dollars, en vain donc — le Congrès états-unien ayant estimé
que le jeu n’en valait pas la chandelle.
So. Tu m’accordes donc que le cadre social dans lequel la science contemporaine
travaille délimite assez sévèrement le champ des vérités qui lui sont accessibles ? Et
nous ne parlons ici que de physique. Mais nos collègues biologistes ont des
exemples encore bien plus convaincants, montrant comment les intérêts des
multinationales de la pharmacologie contraignent les possibilités de recherche dans
les sciences de la vie.
Phi. Soit, mais conviens à ton tour que, si le « champ des vérités accessibles », comme
tu dis, est ainsi restreint, cela ne disqualifie en rien le statut de vérité des résultats
obtenus dans ce champ.
So. Je ne souhaiterais pour rien au monde avoir l’air de mettre en cause l’intérêt et la
qualité générale des résultats de la science contemporaine, mais je voudrais
comprendre, sans plus revenir sur la question des contraintes externes, politiques,
économiques, etc., la nature profonde de vos convictions intimes, à vous physiciens,
quant à la véracité de vos conclusions.
Phi. Si je te suis bien, ta thèse de sociologie brasse à la fois de la politique, de
l’économie et maintenant de la psychologie ?
So. Brasser, c’est trop dire, mais y toucher certes. Comment veux-tu isoler une
science sociale et humaine des autres ? On ne peut séparer la sociologie des domaines
adjacents, même si elle a ses propres méthodologies.
Phi. Ah tiens, parlons-en, de méthodologie ! Pour mettre en évidence le boson de
Higgs, nous avons étudié des centaines de milliers de milliards de collisions entre
particules, et fait des analyses statistiques d’une précision et d’une sophistication
extrêmes. Et toi, tu vas aller interroger, quoi, quelques dizaines de physiciens au plus
et en tirer des conclusions ? Mais quel sera le degré de fiabilité de ton
argumentation ?
So. Si tu veux me faire dire que nos démarches, dans les sciences sociales et
humaines, n’ont pas la rigueur et l’exactitude de celles de la physique, j’en conviens
bien volontiers. Mais ne vois-tu pas que nous étudions des objets d’une complexité
incommensurablement plus grande les vôtres ? Un groupe humain est d’une richesse
sans commune mesure avec un ensemble d’électrons. Pas étonnant que des outils
aussi précis et donc aussi fragiles que les vôtres soient inadaptés : tu ne peux équarrir
un tronc d’arbre avec un scalpel !
Phi. Dont acte.
So. Je veux revenir à ma question centrale : qu’est ce qui te fait accepter l’existence du
boson de Higgs comme une vérité certaine ? On dit souvent que le test ultime de la
vérité scientifique est la reproductibilité d’une expérience. Pourtant, me trompé-je ou
bien votre expérience n’a-t-elle pas été refaite ?
Phi. Non, cela reviendrait bien trop cher de dupliquer une manip aussi lourde et
longue.
So. Tu vois donc qu’un critère classique de la vérité scientifique n’est plus valide, et
je pense que cela est vrai dans la plupart des expériences de science lourde ?
Phi. Oui, certes.
So. Ce qui veut dire que la science telle que vous la faîtes maintenant est fort
différente de celle, mettons, du dix-neuvième siècle et que la plupart des discours
que l’on tient sur elle et des représentations qu’on s’en fait, y compris chez les
chercheurs, ne sont plus guère adaptées à sa réalité. Ne crois-tu pas qu’il serait
nécessaire, pour mieux maîtriser et orienter le développement de la science
contemporaine, de mieux connaître la façon dont elle a évolué ?
Phi. Ah, c’est l’histoire des sciences à quoi tu me convies maintenant. Pourquoi pas.
Mais pour en revenir à la question de la vérité, il y a heureusement bien d’autres
critères que la reproductibilité qui nous font accepter la validité d’un résultat.
So. A savoir ?
Phi. Eh bien , le fait que ce résultat confirme une prédiction théorique, ce qui est bien
le cas pour le boson de Higgs.
So. Alors, cela veut dire qu’un résultat non prévu sera plus difficile à accepter ?
Phi. Oui, et c’est normal. On peut prendre l’exemple de l’annonce en 2012 par une
équipe de collègues du CERN de neutrinos supraluminiques, assez rapidement
démentie. Ce cas montre bien l’efficacité des mécanismes de correction de la science
actuelle et conforte notre confiance en sa véracité.
So. Il n’empêche que, pendant des mois, nombre de physiciens y ont cru à ces
neutrinos, et que des centaines d’articles théoriques ont été publiés pour tenter
d’expliquer un phénomène qui n’existait pas. Ce qui m’intéresse est justement
d’analyser ces effets de croyance : pourquoi et comment certains ont-ils acquis
suffisamment de conviction pour s’engager dans cette voie ?
Phi. Mais l’attrait de la nouveauté, je dirais même le goût du risque ! L’enjeu était
révolutionnaire et d’aucuns ont estimé que cela valait vraiment la peine de se lancer
dans cette aventure. Je t’accorde d’ailleurs que le défi n’était pas seulement
scientifique, mais que des considérations de compétition professionnelle, de notoriété
publique, d’accès aux financements, ont joué un rôle important.
So. Eh bien, c’est toi qui te mets à sociologiser maintenant ! Mais j’ai encore un autre
type de questionnement sur lequel il faudra que nous revenions plus longuement.
Voilà : une vérité scientifique, ce n’est pas une idée pure, c’est un énoncé concret, mis
en mots, même si, en physique en tout cas, il peut reposer sur un formalisme
mathématique sous-jacent. Je me trompe ?
Phi. Non, bien sûr, même quand nous discutons d’un développement mathématique
très sophistiqué, nous parlons !
So. C’est là que je veux en venir : comment jugez-vous de l’adéquation entre les
termes que vous utilisez et leur contenu conceptuel ?
Phi. Je t’avoue que nous ne nous posons guère la question en général, puisque,
justement, l’arrière-plan formel définit la référence du mot utilisé et garantit sa
signification.
So. « Garantit », tu en es certain ? Quand vous utilisez des termes aussi concrets que
« supercordes », « trous noirs » ou « big bang », peux-tu m’assurer que le statut
métaphorique de ces expressions ne contamine pas le sens que vous leur accordez ?
Quand on constate les incompréhensions et malentendus que sème l’emploi
médiatique de ces images, on ne peut que se demander, excuse-moi de paraître
outrecuidante, si vous n’êtes pas vous-même quelque peu victimes de vos abus de
langage ?
Phi. Alors maintenant tu veux m’entraîner du côté de la linguistique ? Mais, oui, je
veux bien en reparler avec toi un jour. J’ai effectivement constaté que certains de ces
termes avaient une charge sémantique qui pesait parfois sur mes propres
représentations.
So. Alors merci d’accepter d’être l’un de mes cobayes. On prend rapidement rendezvous
pour une séance de travail ?
Phi. C’est d’accord et d’ici là je vais repenser à tout ça. Tu sais, je me dis au fond que
les institutions scientifiques, tant les universités que le CNRS, exploitent bien mal
leur pluralité. Tout le monde parle d’interdisciplinarité comme si c’était une panacée
universelle dès qu’un thème de recherche est un peu complexe, mais les résultats
sont assez maigres pour ce que j’en sais. Peut-être faudrait-il s’y prendre bien plus en
aval, et, au niveau même de la formation des scientifiques, que ce soit dans les écoles
doctorales, dans les journées d’accueil des chercheurs entrants ou dans des stages de
perfectionnement, organiser des rencontres et échanges systématiques entre
chercheurs en sciences humaines et sociales…
So. …et chercheurs en sciences inhumaines et asociales ! Pardon… Mais en voilà une
idée qu’elle est bonne. Si on élaborait un peu ce projet ?
Jean-Marc Lévy-Leblond, Paru dans VRS (La Vie de la recherche scientifique), n° 399, décembre 2014, pp. 19-‐20)
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